Je suis resté depuis ce temps un étranger parmi les hommes de mon temps. Le monde qui se construisait sous mes yeux, il me semblait qu'il opprimait ce qui, en moi, me paraissait le plus vivace. Celte répulsion s'étendait à beaucoup de choses. Je détestais le plastique, la publicité, le chewing-gum. Plus tard je m'habituai mal à certains ornements en nylon et au chandail qui devint le costume ordinaire des ecclésiastiques. Il ne me venait pas à la pensée que ces répugnances pussent être étrangères l'une à l'autre. On m'avait imposé une religion et je refusais les eaux du baptême et en même temps que les eaux du baptême, la gandhoura, le fez, les babouches qu'il fallait désormais porter. Des milliers d'hommes étaient comme moi et regardaient avec suspicion le nouvel uniforme du croyant.
C'est qu'en effet, le tournant du XXe siècle avait été marqué par une guerre de religion, cela, nous le savions tous. Mais nous ne savions pas bien ce qu'était une guerre de religion. Nous croyions, en nous référant à ce qu'on appelait dans le passé « guerre de religion ', que l'objectif était d'extirper l'hérésie, que cela n'allait pas au-delà de la destruction des temples et du bûcher des pasteurs, résultats qui furent généralement supportés avec patience. Nous ne savions pas, parce que nous ne faisions référence qu'à notre propre histoire, que la victoire d'une religion est aussi la victoire d'un Koran et l'instauration d'une certaine optique qui colore toutes choses non seulement la politique, mais les moeurs, les habitudes, les jugements qu'on porte sur les choses, en un mot, toute la vie. En proclamant le triomphe d'une certaine religion, il a donc fallu détruire non seulement les structures, mais plus profondément une certaine manière d'être. Et l'étendue et la portée de ces destructions ont été peu aperçues en général.